Monde cruel


Vous trouvez cette affiche alléchante ? Avec les trois premières lignes en gros et gras, et tous ces noms de groupes cultes parmi les cultes, ça vaut le détour pas vrai ?

Eh bien moi, elle me fait peur, cette affiche. Passé le premier effet "wahou" on se replonge dans la réalité : 

  • Siouxsie Sioux : 65 ans,
  • Iggy Pop : 75 ans,
  • Billy Idol : 67 ans,
  • Ian McCulloch (Echo & The Bunnymen) : 63 ans,
  • Adam Ant : 68 ans,
  • Phil Oakey (Human League) : 67 ans,
  • Daniel Ash (Love & Rockets) : 65 ans,
  • Gary Numan : 64 ans,
  • Andy Gill (Gang Of Four) : 65 ans...
La plupart n'ont rien sorti depuis des lustres. Alors une affiche comme celle-ci... Sérieusement ? Admettons qu'ils reviennent sur scène pour le plaisir et pas pour l'argent, ce que l'on peut quand même concevoir, mais on peut légitimement se demander quel est l'intérêt d'aller voir ça, hormis pour pleurnicher sur le bon vieux temps ?

Un post Facebook parmi tant d'autres

Le rock a toujours été pour moi un camarade de combat, une force, une solution, un accompagnement destiné à supporter le quotidien, à s'en évader. Quand on arrive à un certain âge, pour pouvoir avancer le plus loin possible, on s'appuie sur les épaules de jeunes costauds plein de force, pas sur celles de ses congénères voûtés et fatigués.

Les boomers comme moi (nan c'est pas mon cas désolé) sont devenus des collectionneurs de disques : ils passent leur temps à racheter, encore et encore, des vinyles trouvés dans des brocantes, à prendre en photo le disque qui tourne sur leur platine avec la pochette bien en évidence, à publier et republier des vidéos de tubes archi-connu(e)s, les vidéos comme les titres.

Je comprends bien leur besoin et ça m'arrive parfois, mais je ne m'imagine pas une seule seconde faire ça continuellement, il y a quelque chose là-dedans de flippant. C'est comme si c'était sous-titré : "regardez mon disque comme il est beau, regardez mon passé comme il est toujours là".

Bien entendu il ne faut pas oublier son passé ni le négliger... mais le célébrer en permanence ? Soyons clair : je ne rejette absolument pas ce que j'ai écouté à une certaine époque, même s'il y a des choses que je n'écoute plus du tout, car elles ne correspondent plus à l'individu que je suis aujourd'hui. 

Le moindre des paradoxes, allez vous rétorquer, c'est que je fais moi-même des podcasts bourrés de vieilleries, mais qu'on ne se méprenne pas : il s'agit de raconter une histoire, de savoir d'où l'on vient pour mieux comprendre où l'on va. On écoutera mieux un jeune groupe quand on connaît ses influences et que l'on trouve des repères du passé à sa musique.

Le but n'est pas de se dire "c'était mieux avant", mais d'expliquer comment c'était, et pourquoi c'était comme ça. Certes cela peut provoquer un certain cynisme (c'est le syndrome du chroniqueur de disques, une espèce en voie de disparition), celui de l'érudit blasé qui trouve toujours une comparaison pour dénigrer le présent par un dédaigneux "pfff, ça a déjà été fait", mais le boulot de l'historien, c'est aussi de démêler le vrai du faux et de montrer que ce jeune groupe a recréé sans le savoir un son du passé, ce qui permettra de mieux apprécier leur inspiration et de la situer dans le contexte du monde d'aujourd'hui. C'est un peu comme l'étude des origines du nazisme permet de mieux comprendre la montée des fascismes actuels, hein.

Edith Nylon
Je ne regrette pas ce passé, pas du tout. Pas plus que je n'ai jamais été fan du moindre groupe : on aime un morceau pour ce qu'il est, pas pour qui l'a composé, je n'ai jamais compris ce phénomène et j'essaye d'avoir un esprit complètement vierge à chaque écoute d'une nouvelle production par un groupe que je connais déjà très bien.

Ce qui me fait peur, c'est qu'il y a pourtant pléthore de très bons groupes aujourd'hui, et qu'au lieu de ne voir sur les réseaux sociaux fréquentés par les gens de mon âge que des posts enthousiastes qui leur sont consacrés, avec au milieu un peu de nostalgie, c'est le contraire qui se passe. Cette affiche en témoigne : on privilégie les vieux barbons au lieu des jeunes pousses. Ce qui serait sain, ce serait que "Siouxsie", "Adam Ant", "Echo & The Bunnymen" soient indiqués en petit, avec un "en spécial guest !" indiqué à côté de leur nom.

Cela résonne aussi avec tout ce que je détestais quand, à 15 ou 16 ans, j'ai commencé à écouter du rock alternatif : il était insupportable de voir tous ces vioques complètement has-been faire la une des magazines de rock. Bruce Springsteen, Dire Straits, Yes, Genesis, Rod Stewart. Au secours ! Moi j'écoutais The Cure, New Order, Taxi Girl, et ils avaient à peine le droit de cité.

Et puis merde, et le glamour dans tout ça ? Et la jeunesse arrogante qui emmerde les vieux ? 

Cette affiche nous renvoie dans la gueule ce que nous sommes devenus, nous les quaran... cinquantenaires/soixantenaires. Rien ne m'excite plus aujourd'hui que toute la nouvelle scène post-punk 2.0 venue de Grande-Bretagne, et si de temps à autre je me refais avec plaisir un bon Buzzcocks, un petit Pixies ou un plombant Joy Division, c'est pour mieux revenir à l'actualité. C'est en elle que coule la sève de 2023, c'est elle qui me revigore, m'excite, me rend fort et heureux.

999Que des gens de vingt ans soient contents en voyant cette affiche, je veux bien le comprendre, ils n'ont jamais pu voir lesdits groupes il y a trente ans donc ils en profitent, sans les œillères que nous avions dans les années 80/90, avec ce snobisme qui consistait à rejeter tout ce qui datait "d'avant" (en général depuis 1977). C'est même une attitude saine et bienvenue. Mais je ne comprends pas que quelqu'un de mon âge soit encore tout émoustillé à l'idée d'aller voir ces gens sur une scène.

Enfin quoi, se retrouver devant des gros chauves ridés sur scène et autour de soit, qu'y a-t-il d'enthousiasmant là-dedans ? Ce qu'ils chantaient signifiait quelque chose à l'époque où ils l'ont écrit, mais qu'est-ce que ça veut dire aujourd'hui ?

Qu'un groupe se reforme au bout de vingt ans de silence, pas de souci si c'est pour refaire de la musique, créer quelque chose de nouveau qui correspond à ce qu'ils sont devenus (évitez les photos avec vos têtes quand même) et j'irai avec plaisir, mais si c'est pour essayer de retrouver un peu ce qu'ils ont définitivement perdu en rabâchant ce que tout le monde connaît par cœur, je trouve ça juste gênant et triste (et je ne parle pas de ceux qui cachetonnent bien sûr, ils n'ont que ma pitié - pas mon mépris, ça peut arriver d'avoir besoin de thunes - pas vrai, Peter Hook ?).

Il n'y a pas de moralité à ce post. Je sais que vous serez nombreux à ne pas comprendre ce que je veux dire ou à trouver cela ridicule et injuste. Peut-être qu'après tout c'est moi qui n'accepte pas mon vieillissement, et je le rejette sur les autres, c'est possible.

Mais le "c'était mieux avant", non, jamais, pas question, ce n'est pas pour moi. Avant c'était avant, et c'était super, mais c'est fini.

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