Procès en pédopornographie : faut-il encore écouter Nirvana ?

Spencer Elden, le bébé de la fameuse pochette dont on voit la zigounette sur "Nevermind", a grandi. Sans doute bien conseillé par un ou plusieurs avocats bien représentatifs de la justice à l'américaine, il a été débouté de sa première plainte pour pédopornographie, alors il remet le couvert.

Spencer Elden est un pauvre type. Pauvre, dans tous les sens du terme : pauvre type car il n'est pas riche et qu'il veut de l'argent (même si je suppute qu'il ne soit pas à la rue), pauvre type parce que les raisons du procès qu'il intente ne trompent personne hormis quelques illuminés et restent profondément méprisables -qui peut sérieusement croire que Nirvana ait imaginé une seule seconde qu'ils faisaient "de la pédopornographie"-, pauvre type car tout ça lui a fait péter un câble, et qu'il n'est finalement lui-même qu'une victime d'un succès monstrueux qui a dépassé tout le monde, à commencer par Kurt Cobain, Chris Novoselic et Dave Grohl.



Mais on ne va pas s'appesantir sur Elden ou la supposée pédopornographie de la pochette (j'avoue, mon titre est un peu racoleur, il n'y a même pas lieu à débat pour moi). La vraie question, c'est "faut-il encore écouter Nirvana en 2022, 30 ans après" ? N'y aurait-il pas d'autres groupes dignes d'intérêt ? 
Tentons d'y répondre. Ces dernières années, j'ai pu m'offrir trois T-shirts de Nirvana (je suis resté très gamin malgré mon âge vénérable), l'un avec le smiley bien connu, deux autres avec des reproductions d'affiches de concerts. Ce n'était pas bien difficile, ils en font plein chez Kiabi (le magasin des ploucs) et pas bien chers non plus, genre 5€ (normal c'est le magasin des ploucs bis).
J'aurais aussi pu m'acheter un T-shirt Ramones, d'ailleurs, sans parler d'AC/DC, des Rolling Stones, qui sais-je encore. Le phénomène a commencé dès le lendemain de la mort de Kurt Cobain, peut-être même était-il encore vivant, d'ailleurs. 

Je pense même que c'est -en partie- à cause dudit phénomène que l'idole des jeunes grunges a décidé de se tirer une balle. La drogue évidemment, tout le monde le sait, l'a aidé à accomplir son geste. Cobain souffrait de l'estomac depuis des années et c'est pour cela qu'il avait commencé à se shooter, pour oublier la douleur, puis pour tenir le choc face à la célébrité, à la pression médiatique et aux tournées épuisantes.
Comment voulez-vous qu'un brave type puisse affronter un tel succès sans un moral d'acier ? Lui qui était fragile psychologiquement, et "tellement seul" comme l'a dit il y a encore peu Dave Grohl...

Mais ce n'est pas l'objet de ma réflexion. Donc, dès mai 1994, on voyait des gamins avec des T-shirts Nirvana ou, mieux, "Kurt Cobain", avec sa tronche en grand et son rimmel sous les yeux. Je me souviens de la première fois où j'en ai vu un, sur un môme de 14 ans qui manifestait le deuil de son idole de cette façon, cela m'avait profondément dérangé.

Quatre ans plus tôt, comme tout le monde, j'avais entendu à la radio, dans l'émission de Bernard Lenoir, la seule en France sur grandes ondes qui permettait d'écouter autre chose que de la daube FM, le fameux Smells Like Teen Spirit.

Quand on n'a pas vécu ça, on imagine mal la déflagration que cela a représenté, un peu comme Anarchy In The U.K., enfin je pense (ça, je n'y étais pas). Tu es là, peinard, en train d'écouter de la musique et de prendre des notes (moi j'avais un petit agenda ou des bouts de feuilles et je mettais des étoiles, de 1 à 5, à tout ce qui me semblait intéressant) quand soudain il y a cette intro à la guitare, puis ce truc que tu te prends en pleine gueule, avec ce chant écorché et cette rage absolue qui te laisse pantois, abasourdi. Tu mets tes cinq étoiles et tu soulignes de trois traits épais, puis tu entoures trois fois le nom du groupe, "Nirvana", en te disant qu'il faut que tu trouves ça immédiatement au disquaire du coin.

La suite, on la connaît. Quelques mois plus tard, j'ai eu la chance de rencontrer les trois membres du groupe pour interviewer Krist Novoselic, le bassiste, avant de saluer le sieur Cobain, juste un salut rapide et de pure forme, mais je me souviens de son regard, de ses yeux bleus, et c'est la première fois, et la seule, de toute ma vie, où j'y ai vu une telle douceur et une telle sensibilité. Vraiment. Et à l'époque, il n'était ni mort ni célèbre (enfin, ça commençait). Si j'avais été une fille, j'en serais tombée immédiatement amoureuse, c'est sûr, mais en tant que mec j'avais juste envie d'en faire mon pote, on se serait bien entendus.

Nirvana a bouleversé le paysage musical comme l'avaient fait les Sex Pistols. Certes, ils n'étaient pas tout seuls, et ils n'étaient pas non plus les premiers, mais c'est leur succès qui a permis a toute une multitude de groupes de se placer dans leur sillage et de conquérir le monde. Quand on se souvient que les maisons de disques américaines envoyaient partout en France de la promo pour les Cows, Prong ou Fudge Tunnel, des groupes quasi-inaudibles pour monsieur-tout-le-monde, on croit rêver.

Nirvana représente le dernier sursaut d'indépendance avant que l'industrie musicale cesse de tolérer ces fouteurs de bordel qui risquaient de s'enrichir à leur place. Cobain les appelait fort justement "les goinfres". Le blondinet enterré, la vague "grunge" allait vite s'effondrer, et très vite les goinfres reprendraient la main. C'est qu'ils n'allaient pas se faire avoir une deuxième fois. Le punk les avait déjà bien mis à mal avec la naissance des labels indépendants et des radios libres, le grunge n'allait pas imposer sa liberté écœurante dans le système de l'économie du loisir pour jeunes. Et d'ailleurs, le terme de "rock indépendant" ou "indie rock" a commencé à disparaître à cette époque.


La bonne idée, c'était de vendre de la rébellion en supermarché : jeans troués à l'avance, Converse inondant le marché et transformant cette chaussure de clodo en objet cool et hype, T-shirts évidemment on l'a vu, chemises-bûcheron "garanties comme à Seattle", sans parler des objets dérivés et surtout d'une diffusion des disques reprise en main par de vrais gros labels rachetant les petits qui cédaient souvent pour survivre, croyant aux promesses d'une indépendance conservée. Ce serait à eux de décider, plus aux groupes. Avec un paquet de biffetons, on fait ce qu'on veut, pas vrai, c'est historique et universel ! Le comble de l'horreur sera vite atteint avec Stiltskin, groupe monté de toutes pièces pour faire un gros tube de radio, avec un chanteur clone de Kurt Cobain. D'autres petites choses immondes comme Nickelback suivront. Au moins, les copies conformes de Nirvana d'aujourd'hui le sont en hommage, pas par calcul financier (quoique).

Alors oui, il faut continuer à écouter Nirvana. Parce qu'ils sont à la fois le symbole du dernier gros doigt tendu aux goinfres, mais aussi celui de l'échec cuisant de la liberté artistique. Depuis 1994, a-t-on connu un tel vent de liberté dans la musique ? On a eu la techno et ses raves, qui était déjà un peu là et qui restait plus ou moins indépendante mais qui, tellement renfermée sur elle-même, ne gênait finalement pas grand monde, et on a aussi eu le rap, mais celui-ci a été récupéré encore plus vite que le rock, transformant les rebelles Noirs des banlieues pauvres en gros cons machos fiers de leurs Ray-Ban à 1000€, de leurs bagnoles de sport luxueuses et de leurs conquêtes féminines réduites à l'état de putes. 

Oui, cent fois, mille fois oui, il faut encore et toujours écouter Nirvana, symbole de liberté, de pureté et d'indépendance mais aussi pour ne jamais oublier que leur récupération est un exemple des dérives d'un capitalisme cynique et impitoyable qui n'hésite pas à détruire des individus ("Rape me", chantait Cobain, on ne se demande pas pourquoi).

Symboliquement il le faut donc, mais artistiquement il le faut aussi. C'est l'album "Nevermind" qui tire son épingle du jeu, ce qui est logique car c'est l'album le plus mélodique, le plus abordable, conçu par un petit groupe sans prétention qui n'imaginait pas une seconde que son disque allait conquérir le monde, et dans lequel ils avaient mis toute leur colère et tout leur talent sans arrière-pensées. "Bleach", le premier, sorti en 1989, a sans doute mal vieilli et reste le symbole d'un genre obscur, entre métal, punk et indus, brutal et sombre, réservé aux amateurs du genre. Et "In Utero" le dernier, malgré sa proximité avec "Nervermind", reste un disque créé par un groupe qui voulait se détacher de son succès et revenir à une musique plus dérangeante, destinée à emmerder les braves gens : il ne possède pas la colère naïve de "Nevermind".

Il faut non seulement continuer à écouter Nirvana, mais souhaiter un retour similaire d'un tel phénomène, sous une forme ou une autre, musicale ou artistique, pour briser le carcan étouffant de l'art tout entier aujourd'hui, dont la moindre anicroche est immédiatement transformée en produit assimilable en grandes surfaces, sans qu'aucun des porcs qui la récupèrent n'ait peur pour son compte en banque.

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